Dernière modification le 07/02/2022 à 14:50
LA DÉMARCHE R! FACE AUX MEGA-CRISES – Patrick Lagadec
Ce texte a été écrit spécialement pour R! par Patrick Lagadec (https://www.patricklagadec.net), comme une contribution à la démarche, à partir des questions et pistes d’invention collective qui lui apparaissent urgentes à penser, discuter, tester, à l’heure des méga-crises, des univers chaotiques, de l’inconnu.
S’il est un terrain sur lequel le projet de « Réconcilions-nous ! » peut être très attendu, c’est bien celui de notre confrontation aux défis des grands chocs qui, désormais, déferlent sur nos sociétés. Le dernier en date est la pandémie, mais c’est seulement le dernier en date. Sur tous les fronts – technologie, alimentation, climat, économie, société, culture, géostratégie… – nous allons connaître des expositions brutales, des béances « inconcevables », en matière de risque et de sécurité collective.
Pour l’heure, nous sommes bien mal équipés pour relever ce défi.
Avec pour première conséquence la glissade irrépressible dans le conflit, le déchirement, la perte de la possibilité même de débat, jusqu’à l’implosion à force de confrontations aussi stériles que délétères.
Comment oser viser un « Réconcilions-nous ! » sur ce terrain actuellement en friche, et qu’on abandonne d’instinct aux passions les plus extrêmes, aux oppositions viscérales, avec même la conviction souterraine qu’un acharnement dans le conflit est préférable à tout, y compris à la déroute assurée, à l’échec existentiel ? Comment avancer ?
Le projet R! vise à « s’accorder sur ce qu’entraîne une urgence nationale ». Je propose ici quelques éléments pour cerner les conditions et les perspectives d’une telle dynamique.
Comprendre
Il faut commencer par comprendre qu’on ne comprend plus.
Et ne pas se raconter des histoires.
Certes, nous avons quantités de dispositifs pour détecter, analyser, cartographier, traiter les risques ; certes, nous avons de plus en plus de mécanismes pour répondre, se coordonner, communiquer, en situation de crise. Mais à une condition cruciale : que ces risques et ces crises restent bien dans le domaine du connu, du maîtrisé. Bien sûr, on tolère et on intègre l’incertitude, mais seulement si elle est domestiquée, en simple halo autour du noyau des difficultés à traiter, sous hypothèse que les ancrages, les visions, les « domaines de vol » de nos procédures et outils ne soient pas mis en échec.
Or, justement, les nouveaux risques et les nouvelles crises sortent de ces « domaines de vol » bien cartographiés et maîtrisés. Avec la complexité débordante, l’interaction globale, la sur-vitesse des événements, on passe à des univers qui ne répondent plus aux réponses convenues. Nous voici aux prises avec ce que Rittel et Weber avaient nommé, en 1973, wicked problems.[1]
Chaque problème est le symptôme d’un enchevêtrement de problèmes difficiles à saisir et même à définir. Le grand défi du XXIe siècle est que ces problèmes diaboliques ne sont plus l’exception, comme en 1973 au moment où la notion fut proposée, mais le terreau universel.
« Problèmes diaboliques »
Il n’est plus possible de circonscrire des champs opératoires, d’isoler des causes, de distinguer des composantes, permettant des traitements techniques, spécifiques et séquentiels.
La pensée probabiliste devient insuffisante, voire inopérante.
Le jugement devient central, mais les critères et valeurs de référence font eux aussi partie de la question.
L’intervention ne résout pas le problème, elle le fait muter. Les stratégies essai-erreur ne sont plus praticables : chaque action est à un coup.
Davantage : nos socles sociétaux, nos tissus, sont très fragilisés, donnent à tout choc une ampleur, un écho inédit et transforment rapidement toute amorce de crise en bouleversement lui aussi difficile à qualifier.
Très vite, il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas tant que l’on n’a pas les réponses – on n’a même plus les questions qu’il faudrait poser pour commencer à comprendre, pour ensuite se saisir collectivement des enjeux actuels.
Comment réagissons-nous face à ce défi du « hors cadre » ? Comment penser ces réactions d’importance vitale dans une perspective de fécondité démocratique, et non de capitulation molle ou brutale du projet démocratique ?
Une série de pathologies réflexes se manifestent, et chacun se met instantanément en posture défensive/agressive. Tétanisation. Refus. Anesthésie. Colère. Repli sur des certitudes qui seront d’autant plus défendues qu’elles seront ressenties comme fragiles et frelatées. Attaque et déchirement. Exigences impérieuses que soient appliquées sur le champ des réponses simples, de « bon sens ». Evidences qui, précisément, ne fonctionnent plus en univers de « problèmes diaboliques ».
Il faut mesurer le caractère viscéral de ces replis. Comme le dit si bien le philosophe-théologien Maurice Bellet : « Le chaotique, c’est la plus profonde terreur des humains ». Il est donc tout à fait normal que l’on soit sur des plaies à vif, sur de l’angoisse profonde et même archaïque. « Vous me demandez de considérer, de travailler, de débattre, de décider, sur des enjeux que je dois tout faire pour ne pas les considérer si je veux pouvoir tenir ».
Je voudrais ici citer Nicole Fabre, psychanalyste spécialiste notamment de Descartes, réfléchissant aux refus et rejets d’une violence inouïe de René Descartes quand on lui suggéra de se rapprocher de Blaise Pascal pour étudier la question du vide :
« Sa pensée forme un tout. Son œuvre aussi. Aucun interstice n’existe par où elle serait attaquable. Aucun vide. Comme aucun vide n’est, à ses yeux, pensable dans la nature. Sa controverse sur le vide, notamment avec Pascal à l’occasion des “expériences du vif-argent”, son refus du vide, est si surprenant chez un homme qui se référa tant à l’expérience chaque fois que cela lui était possible, que l’on ne peut pas ne pas y voir l’expression de sa personnalité ou de sa problématique. Si bien que c’est en termes de résistance que j’en parlerai. Si Descartes résiste à l’idée du vide, si le vide lui apparaît inconcevable et choquant à ce point, c’est parce que le vide est le symbole du néant, ou du chaos. Il est un risque de désordre. En rejetant si vigoureusement ce concept, Descartes manifeste sous des apparences rationnelles l’angoisse du néant (de la mort ?) et la crainte de perdre la solidité d’un système qui ne tient que parce qu’il n’y demeure aucune faille. » [2]
La violence de son refus, traduisant une mise en crise personnelle profonde dès l’instant où on lui suggérait de rencontrer Pascal sur ce thème du vide, ne laissait place à aucune possibilité de conciliation, de « réconciliation ». La fière proclamation : « Rien ne résiste à mon système », ne laissait pas de place à une question qui, justement, échappait aux possibilités triomphales de son échafaudage intellectuel, qui était aussi son armature psychique.
Nous sommes aux prises avec pareilles bouffées d’affects profonds, mises en danger terrifiantes dès lors que l’on se trouve confronté à des questions abyssales comme celles posées par les risques et les crises de notre temps.
Il n’est donc pas étonnant que l’on observe de tels déchirements, de telles murailles de protection érigées à la hâte, de telles difficultés à ouvrir débats et dialogues confiants et constructifs. C’est rapidement la confrontation acerbe, la mise en cause maligne, le repli sur des postures s’ancrant dans une radicalité de protection, la mise en avant ferme et définitive de réponses ne tolérant aucun questionnement. En d’autres termes : tout sauf de la « réconciliation ».
Pareille dynamique traverse tous les acteurs.
Du côté des dirigeants, la question met en question ce qui a été fait, ce qui est projeté, les positions de pouvoir, la confiance, la légitimité…, ce qui conduit à fermer les processus, à limiter les informations, à « rassurer » à bon compte, à assurer que l’on dispose des réponses et des certifications voulues, etc. « Tout est prêt », est l’auguste étendard le plus souvent brandi en début d’épreuve ; suivi par l’inévitable « Tout est sous contrôle » au moment du choc ; avant l’auto-absolution finale : « Personne n’aurait pu imaginer que… » en forme de conclusion imposant à tous le silence.
Du côté de la société civile, ces béances provoquent aussi bien la dénonciation des fermetures opposées d’emblée à toute question, la mise en cause de la légitimité de ceux qui sont en charge ; mais aussi la peur explosive de l’inconnu, l’exigence de réponses réconfortantes qu’on dénoncera vite comme mensongères, le refus des décisions prises et des contraintes imposées… Pour les plus choqués, par la fuite-panique dans les vérités alternatives, la montée des oppositions radicales, avec la violence comme axe central de réaction.
Sortir de ces champs de bataille
Ouvrir le questionnement. C’est le pas est décisif. Il s’agit d’admettre que le plus important est de savoir poser et se poser de bonnes questions, et non d’aligner des réponses rassurantes pour s’épargner le fardeau du questionnement. On peut singulièrement ouvrir – et permettre – le terrain du débat et de la co-construction en considérant les mots, ici encore, de Maurice Bellet :
« Nous entrons désormais dans un nouvel âge critique, et la grande affaire ce ne sera pas d’avoir les solutions, ce sera le courage de porter les questions de telle manière que ce courage de porter les questions engendre quelque chose qui ne soit pas stérile »[3]
J’insiste : sans cette place première exigée en matière de questionnement, il ne saurait y avoir de discussion constructive, de démarche collective féconde. Chacun, replié dans ses tranchées, brandit ses « solutions », qui permettent à chacun de masquer à (trop) bon compte toutes les questions qui taraudent, et qu’il ne faut à aucun prix laisser affleurer. Dès lors, la « discussion » se fait affrontement, avec cette exigence d’aveuglement qui prend une importance vitale, à la mesure des enjeux – vitaux eux aussi.
Clarifier d’emblée :
- Les caractéristiques profondes du défi à traiter: les zones d’inconnu, la haute instabilité, les surprises constantes qu’il faut prévoir, la durée longue et indéterminée, le fait qu’il y aura nécessairement des erreurs et qu’il faudra les corriger, l’importance primordiale du rythme dans la dynamique de réponse à forger, l’impossibilité d’échapper à des logiques de paris, etc.
- L’architecture de pilotage: les structure de la prise de décision et de la conduite, les dispositifs d’aide au pilotage, les dispositifs d’expertise et leur pilotage, les mécanismes de concertation.
- Les repères de pilotage: écoute large, correction rapide des inévitables erreurs, univers du pari nécessaire, nécessité de prises de décision parfois à des vitesses qui obligeront à des options rapides ne permettant pas toujours les concertations souhaitables (qui seront compensées au plus vite par des procédures d’ouverture consolidées).
- La place de l’expertise: il faut fixer dès l’origine que les experts seront consultés, mais que l’on n’attendra pas d’eux qu’ils dictent les décisions. Ils auront des éclairages précieux à apporter, mais toujours en précisant bien les limites de leur expertise. Et la décision restera toujours du ressort du politique.
- Les repères de concertation: il y a les exigences et méthodes à prévoir pour la discussion préalable ; il y a tout autant à penser les exigences et règles à respecter dans les temps comprimés du choc – en sachant bien que, dans l’urgence extrême, il n’est pas question d’oublier les impératifs de rythme et de vitesse. Si ces modalités n’ont pas été discutées au préalable, le risque est que chacun se mette à exiger des logiques d’agora, voire à dénoncer toute idée de « représentation » en dénonçant toute délégation de responsabilité comme dictatoriale. Quand l’avion est en décrochage majeur, ce n’est pas le moment pour le Commandant de bord de lancer une « grande consultation citoyenne » pour savoir ce que chacun exige…
Il y a bien d’autres éléments de repérage pour ce pilotage en milieu inconnu, mais nous nous en tiendrons ici à ces pistes fondamentales qui permettront mieux de rendre possible les conditions d’un débat, d’une concertation, d’une co-construction de la navigation sur des mers inconnues.
Mais un autre terrain d’exigence est à labourer. Il faut appeler le citoyen, les corps intermédiaires, les observateurs, les analystes, etc. à – eux aussi – opérer les transformations nécessaires pour être à la hauteur de la situation, de leurs responsabilités « citoyennes ». Se mettre en posture passive, de critique cinglante, en se contentant de la dérision et de l’invective, ou la fuite dans le non-sens, n’est pas en phase avec ce que le moment exige. [4] Pour limiter les risques de tomber dans ce travers, on retrouve l’exigence d’un travail préalable : sur quoi peut-on s’accorder avant sur ce qu’entraîne une urgence nationale en termes de latitude de pilotage laissée aux dirigeants ? Certes, la démarche est difficile, et ne saurait tout résoudre, mais le peu que l’on peut déjà défricher avant sera déjà un bon point d’appui pendant.
On pourrait aller bien plus avant dans l’examen.[5] Je m’en tiendrai, pour l’instant, à ces quelques pistes préliminaires. Avec un dernier mot : sur nos lignes de crête, au bord de gouffres en surnombre, nous n’avons le choix qu’entre deux voies.
La plus tentante : un abandon – qui soulage comme toute capitulation en ses moments initiaux – dans le combat de tous contre tous, de chacun contre chacun, qui exprime d’abord la terreur ressentie quand déferlent les vagues scélérates.
La plus exigeante : l’effort déterminé, non dénué d’utopie assumée, visant à concilier et réconcilier pour tenir un projet démocratique y compris dans les moments les plus extrêmes.
[1] Horst W. J. Rittel et Melvil M. Webber, in « Dilemmas in a General Theory of Planning », p. 155-169, Policy Sciences, Vol. 4, Elsevier Scientific Publishing Company, Inc., Pays Bas, 1973.
[2] Nicole Fabre : Descartes. Un roman familial, 2021, L’Esprit du temps (p. 98).
[3] Maurice Bellet : « Aux prises avec le chaotique », entretien avec Patrick Lagadec, 2004. https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/
[4] Patrick Lagadec : Responsabilité… citoyenne, au temps des crises existentielles, 16 décembre 2021. Publié sur LinkedIn le 16 12 2021
https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6886199593705492480/
[5] Patrick Lagadec :
– Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique, Ed. Préventique, 2019, https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf
– Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques, Collection Manitoba, Les Belles Lettres, Paris, 2015. https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-Le-Continent.pdf
– Du risque majeur aux mégachocs, Ed. Préventique, 2013, https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/risque-majeur-megachocs.pdf